a5. One more drink, sweet heart φ Ezelve & Desdemona

L'atmosphère langoureuse et intime des lieux resplendissait malgré le peu de monde. Plusieurs invités occupaient des chambres privées mais dans la salle principale il y avait peu de monde. De quoi apprécier les humains qui se trémoussaient sans être dérangé. Terminant de sécher et de ranger quelques verres, mon regard s'attardait sur les nouveaux arrivants avant que mon attention ne revienne à mes mains. J'aimais la tranquillité de cet instant. Si je détestais le silence qui me laissait bien trop le loisir de réfléchir, il y avait des jours comme celui-ci où j'appréciais le calme. Un calme relatif... entre la musique et le tintement de la vaisselle, les discours en font et les rires gémissants.

Dans ce lieu où je me sentais à ma place, reine parmi les sujets, lionne parmi le troupeau, j'étais en paix. Lorcan s'était absenté pour une affaire au château. J'ignorais de quoi il s'agissait mais il m'avait confiée les rennes jusqu'à son retour. Lorsqu'il était loin de moi, je me sentais un peu vide. Comme un sourire que l'on garde dans une boîte et qui n'apparaît qu'à sa réouverture. Qu'à son retour.

Pourtant, le prochain à entrer aurait pu m'en détacher un, de sourire. Son visage pensif et tourmenté n'eut cependant pas cette faculté. Il avança jusqu'au comptoir. Avant même qu'il ne l'atteigne, je lui préparais un verre. Il fallait être aveugle pour ne pas voir que quelque chose n'allait pas. Je me posai soudainement un bon nombre de questions sans avoir d'hypothèse pertinente. Je ne l'avais plus vu depuis quelques temps. La dernière fois, c'était en coup de vent. Il était accompagné d'une femme bien amochée par l'alcool. Ils avaient passé du temps dans l'une de nos salles privées et il était ressorti seul après que sa comparse ait cherché à le confronter. La Qhesira. J'appréciais cette succube. Pas autant que j'appréciais Ezelve mais... disons que c'était différent. J'avais tenté de l'arrêter pour ne pas la laisser déranger Ezelve mais à part me faire envoyer chier, je n'avais rien récolté. « La vilaine Qhesira t'a encore poussé dans les escaliers ? » Lui lançai-je d'un ton légèrement moqueur. Je voyais bien qu'il s'était passé quelque chose d'important pour qu'il soit dans cet état. Dédramatiser en mettant en scène une gaminerie d'enfants était ma manière de l'aborder sans l'oppresser. Peut-être ne voulait-il pas parler. Juste boire ou s'amuser.

Son fou-rire m'étonna plus qu'il ne m'égaya. Je l'observai avec insistance, le regard perçant et un sourire aux lèvres. Comme si je voulais percer son esprit et voir ce qui le torturait autant. Un mal qui le saisissait tant qu'il en venait à confondre douleur et euphorie. Ou alors une simple descente d'adrénaline.

Sa folie passée, je notai sa commande. Un verre de vodka. Trois gros glaçons. Une fine lamelle de citron vert. Le verre tinta sur le comptoir. D'un geste, je le fis glisser jusqu'à Ezelve et vins m'appuyer sur le bar, face à lui, dans un soupir. « Ce taré qui t'a sauvé. C'est clair qu'il faut l'être, taré, pour sauver un incube tel que toi. » Car il devait l'admettre : Ezelve était loin d'être facile. Que ce soit à vivre, j'dis pas, je ne l'ai jamais pratiqué en ce sens, mais il avait une mentalité bien particulière pour quelqu'un de notre espèce.

Si j'avais la froideur dans les émotions, lui l'avait dans les actes. Or, les actes, c'est ce qu'on nous demandait. Je ne l'avais connu entre les cuisses d'aucune femme. Il se contentait de faire ce qu'on lui demandait sans aller plus loin que nécessaire. Sans chercher à profiter des privilèges que lui apportait sa nature. « Les filles, la drogue. C'est pas ta came, Ez. On va s'en tenir à la vodka pour le moment. » Lui lançai-je d'un ton assez neutre. « Dis-moi quel malheur t'amène, ça m'aidera à trouver ce qu'il te faut comme remède », ajoutai-je avec un sourire aguicheur qui se dessinait sur la commissure de mes lèvres.

La réaction d'Ezelve me tire un sourire jaune. Je n'aimais pas le voir aussi mou et accablé et en effet, je n'étais pas la plus crédible dans le rôle du moralisateur. Plus douée à servir des verres qu'à jouer les psychologues, je n'attendis pas sa demande pour remplir à nouveau son verre.

Avec attention, j'écoutais l'incube résigné à parler. Une erreur : celle d'avoir commis le pire. Mes sourcils se froncent en imaginant ce qui pourrait être si horrible.

Une vie quittant le regard d'un être. Un crime. Qui avait-il tué ? Jesper ?! Mon cœur se met à battre. Mes yeux s'écarquillent. Mes muscles se tendent. Puis je viens à avoir l'impression de me liquéfier presque dans un soupir de soulagement. Je compris sans peine qu'Ezelve, l'intouchable et intraitable, était tombé amoureux. À la fois rassurer que son pire ne soit pas celui que j'imaginais mais effarée par la déclaration... la créature dont il était tombé amoureux avait pu le boire. Le fait que Jesper ait une dhampire sous son toit n'était pas inconnu et était le sujet de bien des rumeurs. Mais qu'Ezelve s'en soit entiché ? « T'es vraiment con... » Lâchai-je sans réfléchir, dépitée par cette révélation. Je pris un verre et le rempli. Cette fois, c'était pour moi. Cul-sec.

Nous n'étions pas programmés pour être amoureux. Quand bien même nous soyons câblés pour séduire et amener l'illusion de ce sentiment tant convoité chez les humains. Un paradoxe dont Ezelve, plus que nul autre, s'était préservé toutes ces années en ne consommant pas cet amour superficiel que nous inspirions à l'espèce humaine. « Bon. T'as merdé ouais. Mais tu parles d'elle au présent alors qu'est-ce qui s'est réellement passé ? Sa vie n'a pas pu concrètement quitté son regard si elle est encore de ce monde », demandai-je à essayer de comprendre ce qui avait pu se passer comme drame.

Le fait qu'il soit amoureux était un mal ; d'autant qu'il venait éprouver des sentiments pour quelqu'un d'autre que son espèce. Quelqu'un qui était au service de son maître. Et qui plus est une dhampire. Donc techniquement, une personne qui pourrait elle-même devenir maître. S'il cherchait à l'émanciper, il allait droit dans un mur, c'était assuré... Déplorant la galère dans laquelle il se trouvait, je n'arrivais même pas à aborder le sujet avec la moindre légèreté...