aw. (09/02/2481) Trois petits tours et puis s'en vont ▬ Krymov

Les entrepôts étaient bien calmes, bien vides. Quelques gardes passaient dans des rondes millimétrées, rythmées par le claquement sourd des pas des miliciens. Si j'avais été habituée à être épiée, surveillée, les autres travailleurs s'étaient vraisemblablement faits à ma présence. Sans aller jusqu'à dire qu'ils me portaient dans leur cœur, au moins avaient-ils appris à me faire confiance. Ou plutôt à douter que je puisse représenter une menace pour Reiver. Les récents événements avaient donné aux miliciens de quoi occuper leurs pensées autrement qu'avec les ragots et bruits de couloirs. Aujourd'hui, les gens se fichaient presque du fait que je sois amenée à travailler pour le Commandant. Rien d'important, rien qui ne m'affiche.

Rester discrète et faire mon bonhomme de chemin. C'était une technique qui portait ses fruits. Si je ne tournais jamais le dos à personne, longeais les murs et conservais cette méfiance exacerbée envers le monde entier après mes différentes mésaventures, j'en venais tout de même à être allégée du poids que représentait le fait de ne pas être tolérée à Reiver. Même après mon intégration, ça avait pris un peu de temps avant que je me fasse à l'idée, que les autres l'acceptent. Mais au moins, aujourd'hui, c'était fait et rien ni personne ne pourrait m'enlever ça. Pas même le monstre que je fuyait.

Les nuits étaient toujours courtes, rythmées de cauchemars et du souvenir de ces sensations atroces que j'avais pu vivre. Si le temps ne parvenait pas réellement à me guérir, je considérais m'acclimater à cette condition. Malheureusement... Je gardais cette impression de ne pas pouvoir avancer, de ne pas pouvoir vraiment me reconstruire. Mais en même temps, j'ignorais si j'en avais l'envie... Qu'est-ce qui me tenait en vie ? Qui m'aidait à me lever chaque jour ? À ranger ces couteaux de combat en prenant soin de les nettoyer, j'en vins à laisser une lame aiguisée longer ma paume. Seule une légère grimace se dessina sur mon visage alors qu'un trait rougeâtre prenait forme dans le creux de ma main. Sans ciller, je regardais la coupure en laissant mon esprit s'abandonner au souvenir de ce soir où tout avait basculé ; à cause d'un couteau. À cause de mon entêtement. À cause de Drake... Qui savait que cette coupure qu'il s'était infligé à la main était pour me piéger ? Qui savait ce qu'il était réellement ?

Mon cœur battait fort alors que, d'apparence, je restais catatonique. Des absences qui me prenaient de temps à autres. Après de longues secondes, voire minutes, un sentiment d'être observée me sortie de ces songes néfastes. Je me tournai vivement, un trait de panique dans le regard, en refermant ma paume et braquant le couteau sur l'opportun. Un soupir et j'abaisse la lame avec gêne. « Krymov... tu m'as fait peur », justifiai-je en nettoyant le couteau pour le ranger dans son fourreau en cuir usé.

Des pensées sombres mais surtout bien plus profondes que je ne le croyais. Une baisse de vigilance, d'attention, un saut dans l'ombre. Mon âme s'égarant dans un flottement, voguant vers les tumultes qui me bousculent malgré les mois passés. Mais il faut faire bonne figure. Sans pouvoir prétendre que tout va bien, on peut se voiler la face et laisser croire que tout va au moins pour le mieux. Il ne sait pas ce qui s'est passé et ne m'a jamais posé de question sur ce qui avait pu se passer. Il avait été le premier à me soutenir sans chercher à savoir. Se doutait-il ? J'en avais aucune idée... Je m'étais persuadée, face à son silence, que le sergent ne soupçonnait pas l'horreur que j'avais pu vivre. Et je pensais que c'était mieux ainsi. Je lui causais bien trop de soucis pour ajouter ça à ses préoccupations. Il y avait assez de Goran qui s'était mis en tête de déterrer le coupable, pas besoin de mêler Krymov à ce drame.

Répondant timidement à son sourire, je détournai mes yeux des siens. Effectivement, je n'aurais pas dû m'absenter ainsi. C'était lui, alors ça allait. Mais ça aurait pu être Drake... ou toute autre personne me voulant du mal. Si leur nombre s'était réduit, il en restait quelques uns. Essuyant le couteau, je le rangeai avant de prendre un chiffon gardé de côté, un moins sale que les autres, pour éviter de mettre du sang partout. Je posai le tissu sur la plaie, reportant mon attention sur Krymov lorsqu'il mentionna ma fausse identité : Liesel Sherkan. Je fronçai les sourcils en souriant nerveusement. Plus crédible ? Certes, la personne de qui je tenais ce prénom était l'antonyme parfait de Krymov. Mais ce n'était qu'un prénom. Et son nom n'était qu'un nom. Cependant, je comprenais la problématique.

D'un haussement d'épaules nonchalant, je m'en remis au rangement des couteaux en me décalant pour lui laisser de la place pour m'aider. Il en restait un peu moins d'une dizaine sur l'étal. « Je ne pensais pas à mal. Pour une fois, je ne voulais pas être la petite privilégiée de Wernher aux yeux d'une recrue et d'un milicien. Cette fille... Magda. Elle est arrivée il y a peu. Je crois qu'elle est dans ton groupe de recrues. Elle est... intéressante. » Mon jugement n'avait pas de grande valeur, mais je sentais envers cette jeune fille une affinité naturelle. Si elle ne ressemblait en rien aux personnes qu'il m'était donné de rencontrer, elle éveillait en moi une certaine curiosité. Aucun rapport avec mon don ni un passé lointain. Ce n'était pas une native et elle venait d'Helion. Rien ne nous liait vraiment. C'était abstrait, mais une petite voix me disait de l'aider, en tout cas d'être là pour elle. Qu'elle ait à faire à Krymov en instructeur n'était pas pour me rassurer sur son intégrité physique à venir, mais au moins je savais qu'elle était entre de bonnes mains s'il la gardait dans son groupe.

Comme un automatisme plus qu'une envie d'aider sans doute, Krymov prit un couteau et commença à le nettoyer. Des gestes mécaniques auxquels il avait bien plus l'habitude que moi. On ne me laisser que récemment m'occuper des armes. Je n'avais été officialisée qu'il y a deux mois, normal que l'on réfléchisse encore aux tâches que l'on peut ou non me confier... Et vu ce qui s'était passé avant que Krymov n'intervienne, je craignais que me donner l'accès aux armes ne soit pas une très bonne idée...

Nettoyant les armes, Krymov m'évoqua ses réticences face à Magda. La jugeant inapte à se rendre réellement utile pour l'avant-poste. Je cillai. Hormis ma capacité qu'il m'est interdit d'évoquer, je ne me sentais pas plus utile qu'elle... Si j'étais parvenue à obtenir une place, alors elle aussi, elle pouvait le faire. Peut-être que ses résultats insuffisants la feront finir simple civile à Reiver, mais on lui trouverait forcément une utilité quelque part.

Quant à moi... Pour lui, les choses iraient en s'arrangeant. Je comptais bien me faire oublier. Ne plus faire parler de moi autrement que par mes actes voués à l'avant-poste et ne plus donner la moindre occasion à Drake, Wrex, Rowe et tous les autres de s'en prendre à moi. Difficile de garder le contrôle sur de tels paramètres, mais je comptais bien faire mon possible. Fronçant légèrement les sourcils, je ne comprenais pas la comparaison entre Eil et le Commandant. En tout cas cela me prit quelques secondes. Car si Eil était sévère et intransigeant, les choses restaient carrées avec lui. Mais pour Goran... Je ne le voyais jamais s'emporter, et même à mes débuts à Reiver, face à moi il ne s'emportait pas non plus et ce malgré les occasions qu'inconsciemment ou non, je lui donnais. Mais depuis ce qui m'était arrivé, j'avais vu se dessiner sur son visage des expressions qui suffisent à vous glacer le sang. Des menaces dont la cruauté dépassait l'entendement ; après tout pour lui, c'était si facile de faire du mal... Alors Eil était le courroux froid et impartial d'une lame. Et le Commandant l'appel sanglant de la vengeance. Ces deux-là faisaient un duo implacable...

Continuant à astiquer les armes et les ranger, jetant quelques coups d'œil à la technique de Krymov pour l'imiter et accélérer mon rythme, je l'écoutai parler de sa prochaine mission. Loin de la surveillance du camp, il irait escorter les scientifiques qui quittaient l'avant-poste. Un œil inquiet se posa sur lui. Pas de me retrouver seule, pas qu'il vienne à lui arriver quelque chose. Seulement... je m'étais habituée à sa présence et sa compagnie était l'une des rares que j'aimais et pouvais supporter sans craindre quoi que ce soit. Sans doute que cette presque terrible nuit de janvier jouait plus que de raison dans la façon dont je le percevais aujourd'hui... Si je ne me souviens pas précisément de tout, je me souviens de ses mots et de ce qu'on avait pu faire. De ce sentiment qui m'avait envahi lorsque, dans ses bras, j'ai trouvé un sommeil paisible. Je n'avais plus vraiment dormi correctement depuis... espérant tomber de fatigue avant que l'heure du levé ne sonne... « Ouais, bien sûr. J'ai beau être ton élève depuis seulement deux mois, je pense avoir de quoi me démerder », assurai-je d'un sourire tremblant.

Car en réalité, j'avais peur. Peur de me retrouver seule. Mes gestes sur le dernier couteau que je tenais n'étaient plus aussi précis et mes pensées lointaines. Après ce qui s'était passé avec Aidan, je ne pouvais pas m'empêcher de me dire : et si ça recommence ? Mais si ça recommence quand Krymov n'est pas là alors... alors la première personne à être au courant serait certainement Drake. Et Drake n'irait pas me traîner jusqu'à Goran, non... Et mon pouls commençait à s'emballer, ma respiration à s'accélérer...

Une tape sur l'épaule. Je reprends contact avec la réalité à toiser Krymov du regard. Il n'était pas encore parti. Il était là. L'envie de me blottir contre lui et de le supplier de m'emmener avec lui... une envie passagère de tout laisser en plan et ne plus avoir à affronter mon bref passé à Reiver... Mais je devais tenir bon. Il m'avait prévenue, de ne pas m'attacher. Il m'avait mise en garde face à ces limites qu'il imposerait. Et je voulais respecter son choix. Nous avions beau être proches, plus qu'un instructeur et sa recrue, plus que deux amis, je ne pouvais pas me permettre de jouer l'égoïste à le prier pour qu'il ne parte pas. Pourquoi les choses se devaient d'être compliquées dans cette relation qui, pourtant, avait tout pour nous apaiser l'un l'autre plutôt que de nous torturer ?

Un haussement d'épaules. « M'étaler sur ma paillasse en espérant trouver le sommeil avant que mes camarades forcés de chambrée n'arrivent... Allongée ici par terre je dormirais mieux que dans ces blocs surpeuplés... Pourquoi cette question ? » Oh que oui... étalée sans couverture ni paillasse au sol d'un lieu sordide serait plus confortable que moi entourée de 4 personnes, en partie inconnues, dans le plus douillet des lits. Je n'arrivais plus à supporter le contact des autres, en tout cas de ceux qui n'étaient que des connaissances ou alors des inconnus. Je me méfiais de trop, une paranoïa qui ne s'arrangeait pas... ce qui était paradoxal avec l'idée qu'à me retrouver seule, je paniquais. L'idée que si quelqu'un d'indésirable venait me rejoindre et qu'il n'y aurait personne pour voir ce qui se passe, m'aider... Je faisais encore ce cauchemar où Drake me flanquait au sol et me ligotait à son bureau. J'avais alors la sensation d'étouffer, de ne plus pouvoir crier ni même parler, que chacun de mes membres devenait si lourd qu'il m'était impossible de me débattre. De quoi vous filer des paralysies du sommeil bien flippantes... Mais nous n'y étions pas, à cette heure fatidique des cauchemars.

Krymov avait bien plus d'influence sur moi que je ne souhaitais l'admettre. Si ce n'était pas pour me déplaire, je savais que je n'avais pas son poids à l'avant-poste pour me permettre une telle attitude. Sinon, bien des choses auraient pu être évitées... Il en appuya d'ailleurs le fait que, depuis ces deux mois, je n'étais plus vraiment moi-même. Une ombre tout au plus. Une ombre éloignée de cette impertinence et de cette détermination qui me faisait montrer les crocs. Mais j'avais payé un prix fort... Un prix que j'avais eu la prétention de ne pas laisser m'abattre. J'avais voulu m'en persuader par bien des moyens. Partageant même avec le sergent un rapprochement qui n'aurait sans doute jamais dû se produire. Si je n'avais pas honte de ce qui s'était passé entre nous - après tout ce n'était que l'expression d'un désir commun qui n'était même pas obligé de signifier plus que cela - je n'imaginais pourtant plus parvenir à laisser un homme me toucher comme il l'avait fait. Rien de personnel, seulement je m'étais fermée dans le vain espoir qu'à me couper des autres, j'en parviendrai à oublier Drake et l'atrocité de ce qu'il m'avait fait subir.

Vint l'évocation de cette fameuse nuit qui suivait celle où je m'étais effondrée... il disait ne pas vraiment avoir de souvenirs. Je cillai. Effectivement, Krymov s'était bien amoché ce jour-ci. Et pourtant, dans ses gestes et ses mots, il ne m'avait jamais paru aussi naturel. Ces barrières que l'alcool faisait tomber... on était en droit de prétendre que le grand Sherkan ne s'emmerdait pas avec de telles clôtures. Et pourtant... mais ce qu'il m'avait dit... cette passion partagée... il avait beau se montrer fermer face aux sentiments, je comprenais que c'était un domaine qui savait lui faire perdre pied. S'il affirmait ne pas vouloir de relation sérieuse, ne pas être accroché à une âme qui attendrait son retour et tenterai de le dissuader de partir, de prendre le moindre risque, je supposais que malgré lui, il s'était mis dans cette position...

Le souci qu'il se faisait pour moi malgré le respect qu'il accordait à mon silence traduisait une vérité que seul son regard exprimait. « Personne ne peut perpétuellement veiller sur moi. Pas même toi, Krymov. Certaines choses ne peuvent être évitées et leur mal n'est pas tant dans l'acte, mais plus dans l'idée de vivre avec. Et en ça, tu ne peux pas m'aider. Enfin pas plus que tu ne le fais déjà. Mais je te promets de te dire si jamais quoi que ce soit tourne mal », soupirai-je en finissant de ranger les ustensiles utilisés pour l'entretien des lames.

Il ne pouvait soupçonner l'impact que pouvaient avoir ses mots sur moi... et je n'avais pas le droit de lui dire ce que je ressentais pour lui. Nous avions beau partager cette synergie que chaque ami pouvait envier, nous ne pouvions prétendre à plus. « Ta proposition me dit bien. Veiller aura sans doute le mérite de me faire tomber de fatigue plus vite », ajoutai-je avec un sourire. « De cette nuit où j'ai débarqué, tu te souviens de quoi ? » Tentai-je de me renseigner. Si je pouvais prendre ombrage de cet oubli, ça pouvait avoir un bon côté celui de l'empêcher de ressasser ce qui s'était passé, de venir à savoir que j'en savais plus sur ses sentiments qu'il ne souhaiterait m'en dire. Le souvenir de ce moment de volupté serait alors un plaisir coupable que je serais seule à posséder ?

L'idée qu'il me cogne assez fort pour convaincre mon corps de dormir me fit sourire. Et l'idée que je vienne à réellement envisager cette solution m'effrayait. Devenais-je folle ? Possible... Ou en tout cas, on pouvait m'estimer être en droit de le devenir. Plus sérieusement, il évoqua des calmants. De ces médicaments qui m'avaient été donné lors de mes premiers jours à Reiver où on m'avait enfermée dans une cellule. Où Eil m'avait enfermée. Cette peur des endroits confinés m'avait littéralement fait disjoncter. Heureusement, il y avait ces cachets. Et Hylios. Sa présence était l'une des raisons qui m'avaient fait tenir le coup ce jour-là.

Passé les propositions, venait le souvenir de cette nuit du premier jour de l'année. Je souriais légèrement avec l'appréhension qu'il se souvienne de bien trop d'éléments... Rassurée de voir qu'il était encore peu assurés de son récit, je me sentis soulagée. Je me souvenais de mots qui me persuadaient de lui laisser cette soirée inscrite dans un flou nébuleux. Mes joues se mirent à rougir immédiatement lorsque Krymov ajouta le souvenir d'un baiser. S'il n'y avait que ça... je ne me serais pas transformée en pivoine mais là... « Affectueux... ouais. C'est relatif mais ouais. Tu n'as pas tant de trou noir que ça. Après on s'est respectivement écroulé d'alcool et de fatigue. Quoi que pour ton cas, on devrait préciser que la fatigue n'était pas naturelle mais causée par une certaine plante... » lui glissai-je avec un sourire mesquin. Ce n'était pas mon genre de consommer ce genre de substances. Mais visiblement ça l'avait réussi.

Finissant de ranger les outils, verrouillant l'accès aux couteaux, je me postai devant Krymov, éludant les détails que je ne savais lui dire, les craintes qui m'habitaient et ce qui les avaient créées. Il fallait que je me montre plus prudente, que je n'ai plus ces absences dans des lieux où l'on pourrait me croiser. Je devais éviter les questions, les doutes dans l'esprit de ceux qui me connaissaient et n'avaient pu ignorer ces changements nés depuis cette nuit où Drake semblait tout m'avoir volé. « Prête pour la ronde Sergent Sherkan », lançai-je sur un ton faussement officiel. Non pas que je prenais cela pour un jeu, seulement parce que j'appréciais ces instants partagés avec lui. Des instants où même si la discussion ne me plaisait guère, je me sentais écoutée et estimée. Et pour la confiance en soi, c'était important. Une confiance que j'avais perdu et qui menaçait chaque jour de m'échapper des mains. Semblable à un nuage de fumée qu'il me fallait sans cesse orienter et préserver des vents capricieux...

Bouger et m'occuper l'esprit me ferait le plus grand bien, à n'en pas douter. Je ne voulais pas rester enfermée dans les réserves, ça me laissait trop de temps pour réfléchir et faire tourner en boucle des images qui me torturaient. Si Krymov n'était pas arrivé, où me serais-je arrêtée ? Une fois ma main coupée en deux ? J'en étais embarrassée. Un geste qui semblait si couard... En quoi me faire du mal physiquement éloignerait ce que Drake m'avait fait ? En quoi ça m'aiderait pour avancer ou, à défaut, ne pas couler ? J'étais démunie... comme une enfant dépassée par la vie. Un sentiment que j'abhorrais et dont j'avais honte. Une honte qui m'habitait chaque jouer et ternissait cette fureur qui pourtant, me caractérisait au mieux. Que ce soit pour le meilleur comme pour le pire. Et surtout le pire. Je n'étais plus qu'une ombre malléable... mes éclats de vie n'étaient qu'illusions pour flouer le peu de personnes capables de comprendre à quel point j'allais mal.

Sans perdre une seconde de plus, le sergent m'entraîna vers la préparation de la patrouille. Je n'avais jamais fait de ronde. Après tout, je n'étais qu'une civile, loin des miliciens et de leurs missions - à mon grand damne. Le froid n'était pas un frein à cette nouvelle entreprise. S'il était loin d'être plaisant, au moins il vivifiait le corps et l'esprit et ce, malgré mes tremblements frénétiques que je peinais à masquer au vu du geste de Krymov. Recevoir sa veste sur les épaule me surprit et me fit sourire. Pas de merci ni de politesses mièvres, un simple regard suffit. « Sérieusement ? » Déplorai-je, un sourire amusé, en lui montrant les manches qui pendouillaient. Sa veste me donnait l'air d'un pyjama. Elle portait son odeur et sa chaleur.

Acquiesçant à son ordre de garder la veste tant qu'on est en extérieur, je fus amusée par sa prévenance. Comme s'il était prêt à dézinguer à coup de gros calibre le moindre microbe qui se risquerait à vouloir m'approcher.

Nous arrivâmes à l'arsenal où Mund attendait l'arrivée du sergent. Ils échangèrent sur les armes à disposition. Les rondes n'étaient qu'une formation de routine et très rares étaient les coups de feu qui retentissaient. Cependant, il fallait conserver un groupe paré à n'importe quelle situation. Les minutions étaient un bien des plus précieux qui ne devaient être utilisées qu'en dernier recourt. Je les écoutais avec intérêt, observant le moindre de leurs mouvements. Saisissant l'arme qu'il me tendait, je maintenais mon attention sur lui.

L'une des armes devait être nettoyée, pestait Krymov. Un rictus amusé de le voir jouer l'éternel insatisfait. Ça allait prendre un peu de temps. Alors je m'avançai jusqu'à l'établi et appuyai ma hanche sur le rebord. Je scrutais les gestes de Krymov qui démontait et nettoyait l'arme. Je ne remarquai qu'au dernier instant son regard divergeant vers moi, trop concentrée à épier ses mains. Un léger cillement intrigué... était-il vraiment à ce qu'il faisait ? Sa façon d'agir me paraissait bien étrange mais je me gardais de lui poser des questions. La fatigue devait lui avoir asséné un coup sur la tête, ça arrivait. Reportant son attention sur l'arme, il localisa le défaut et ponça la rouille. Une fois fait, ce fut en quelques secondes que le sergent parvint à remonter l'arme, comme s'il s'était remis les idées en place tout seul.

À se relever, je le crus prêt à lancer la ronde. Mais le croisement de nos regard le stoppa un instant. Un instant de trop pour être innocent. Entre ses coups d'œil et cet écart, je penchai légèrement la tête sur la droite, le défiant de prononcer le moindre mot me concernant, ou le concernant par rapport à moi... ou nous... Mais ça ne le fit guère reculer. « J'te d'mande pardon ? M'étonnai-je alors à sa remarque à voix basse comme si je craignais qu'on nous entende. On va faire comme si tu n'avais rien dit, mais j'pourrais tout aussi bien te retourner le compliment », répondis-je en lui donnant l'arme qu'il m'avait confié avant de vouloir me diriger vers la sortie. « On y va ? » Son compliment me gênait quelque peu. Sans en prendre le moindre outrage - bien au contraire - c'était assez malvenu si ce genre de paroles étaient entendues par les mauvaises personnes. Et s'il ne se permettait de prononcer ces mots uniquement parce que nous étions proches, cela me ramenait à l'idée que je pouvais renvoyer. Et au vu de ce qui m'était arrivé avec Drake, c'était une façon qu'on avait de me voir que j'aurais aimé annihiler... mais ça, il ne pouvait pas le deviner.

Une guerre loyale. Mais si nous reconnaissions chacun les qualités de l'autre, je semblais être la seule à savoir jusqu'où cela pouvait nous mener. Je ne pouvais pas laisser ça arriver. Je ne voulais pas.

À son signe je le suivis sans dire un mot. Gardant l'œil ouvert. Libre d'écouter sa tirade. Je n'espérais pas avoir quelqu'un derrière moi à chaque pas que je faisais. Depuis ce qui m'était arrivé, je savais pertinemment que c'était impossible. Si ça l'avait été, Goran m'aurait certainement placée en haute sécurité. Mais il devait comprendre que ce me serait bien plus préjudiciable. Attirer l'attention : c'était l'inverse de ce qu'il fallait faire. Il me fallait prendre sur moi, garder cette peur aux trousses et croire en un élan de chance qu'il ne m'arrive plus de merde.

Impossible... Comme le disait si bien Hiaana, j'étais un aimant à merde. C'est sûr qu'au sein d'une telle communauté, ça me coûtait cher. Me mordant l'intérieur des lèvres à l'évocation de la liberté des grands espaces malgré la faim et le besoin, je me retins d'aller dans son sens. Bien évidemment que ça me manquait... de ne pas avoir à correspondre aux règles, de ne pas être constamment arrêtés par les carcans d'une société mais avoir chacun sa place définie dans le clan. Ne plus être qu'un numéro, tous être ce que nous voulions. Et voir que ça marchait. Qu'ensemble, on avançait. Ici, je servais une cause, un refuge pour bien des personnes. Une occasion de ne plus avoir à se demander où l'on va dormir demain ni ce que l'on mangera. Des points positifs et négatifs des deux côtés.

D'un réflexe, lorsqu'il s'abaissa, je le suivis et me mis en position pour le couvrir. Avant de légèrement sourire à me rendre compte que ce n'était pas une menace, un simple oiseau. Krymov était plus que tendu. Ce qui me préoccupait grandement. La ronde reprise dans un silence morne, je ne pus que remarquer la tension dans sa posture et la tenue de son arme. J'avais beau ne pas trouver les mots pour essayer d'en savoir plus sans risquer de me prendre un violent coup de crosse au moindre faux pas, il sembla comprendre que je voulais l'écouter. Si auparavant je ne manquais pas de mériter les "ferme-la" et autres stop à mes bavardages insolents, la tendance s'était inversée. Ou peut-être était-ce sa façon à lui de me faire parler : de s'ouvrir pour m'inciter à le faire...

Un soupir. Je pensais comprendre où il souhaitait en venir et je n'allais pas pouvoir jouer les tombes bien longtemps... même sous couvert de rester concentrée sur la ronde. C'était assez ironique, en y pensant, de me retrouver à faire des rondes alors que j'avais tant de fois bravé le couvre-feu et les interdictions d'aller ici ou là... « J'te mentirais si j'te disais me sentir bien ici. Mais j'ai tout perdu, dehors. En acceptant de rejoindre Reiver, m'y faire moi-même prisonnière plutôt que de les laisser m'enchaîner, j'espérais pouvoir trouver quelque chose ou quelqu'un à qui me raccrocher... Ça va te paraître idiot mais je crois avoir besoin de ça pour avancer : survivre uniquement pour ma gueule, j'y vois pas d'intérêt. Et Reiver me semblait être la meilleure option. Même si je passe mon temps à devoir faire mes preuves et me battre pour prouver ma légitimité, j'arrive encore à espérer de trouver une raison de continuer, lui avouai-je non sans avoir la mine basse. C'est pas toujours évident. Même... jamais. Parce que l'extérieur me manque, c'est sûr. Je ne pense pas qu'on soit fait pour vivre autant les uns sur les autres... » On ne plaisait jamais à tout le monde et dans une telle communauté, bien des frustrations naissaient. Des conflits venant parfois à éclater. À blesser des êtres au plus profond de leur âme. Une pensée vers les horreurs subies que j'essayais tant bien que mal de dissimuler en restant concentrée sur la ronde. « J'suis pas une énigme Krymov, juste une larguée qui est trop obstinée pour accepter la réalité : on est tous fichus. »

Quelque part, je voyais où Krymov voulait en venir. Sans vraiment l'admettre. Parce que je ne voulais pas qu'il l'apprenne. Je ne voulais pas prendre le risque qu'il vienne à me voir comme une victime. Trop de fois je baissais les yeux, courbais l'échine. Avec lui, je voulais continuer à être cette entêtée qui ne démordait pas de son but. Qui se donnait les moyens d'aller jusqu'au bout.

Mais force était de constater que ce n'était pas possible.

Parce qu'il y avait quelque chose entre nous. Et ma fierté était plus faible que cette connexion qui nous liait. Lui parler n'arrangerait peut-être pas la situation, mais au moins ça me permettrait sans doute d'extérioriser. Au moins en partie, non ? Alors je m'y essayais. J'essayais de lui faire comprendre ce que je ressentais.

Pour lui, l'adaptabilité était la clé. La survie : tant qu'elle était possible, alors rien n'était perdu. Je ne voyais pas les choses de cette façon car pour moi, survivre n'était pas le but premier de la vie. Elle devait s'accompagner d'une saveur que j'avais l'impression d'avoir perdu depuis Drake... Comme s'il l'avait arraché de mes souvenirs. L'impression que quoi que je fasse, il m'avait volé les couleurs qui rendaient la vie belle malgré ses défauts et les efforts qu'elle demandait.

Un sourire se dessina subrepticement sur mes lèvres à l'évocation des deux survivalistes cités. Je n'étais pas une pro-dôme. Mon envie d'y aller était poussée par la volonté de mes parents, du groupe dont je faisais partie avant Reiver. Et également de ma sœur qui, après l'attaque, aurait pu s'y diriger et y être intégrée. Mais voyant déjà le mal que j'avais à me plier à Reiver, je n'osais imaginer la difficulté d'adaptation à une société comme celle d'Helion. À voir Eil, j'étais persuadée que ce serait un véritable fiasco. Un peu comme un réfugié se retrouvant aux portes du dôme à devoir s'habituer à l'extérieur. Nous étions réellement deux espèces différentes, ça ne faisait aucun doute à mes yeux.

Observatrice et attentive, j'écoutais Krymov faire son laïus. Effectivement, à l'avant-poste, tout semblait pétrifié. Immuable. Un sentiment de sécurité et de confort s'en dégageait pour ceux qui étaient habitués à l'ordre d'Helion. Et pour moi aussi, en un sens. En tout cas, j'aimais cette sensation de stabilité qu'apportait cet aspect figé. Ce n'était pas une raison suffisante pour s'enfermer à Reiver, c'est sûr... « Je ne sais pas ce que Goran attend... ni s'il osera me faire entrer dans la milice à un moment donné. Mais j'espère encore pouvoir trouver un moyen de le faire changer d'avis. Je sais pourquoi il est comme ça avec moi et ça n'a rien à voir avec du maternage... C'est compliqué et sans doute difficile à comprendre mais s'il me protège ainsi, c'est parce que je lui suis vraiment utile. Sans histoire d'intimité comme peut se l'imaginer les deux tiers de l'avant-poste... Et Helion... je ne nie pas avoir espéré l'intégrer au tout début. Mais pour de mauvaises raisons. Je n'y serais jamais restée », lui avouai-je en laissant mes pensées se traduire en mots. Je ne voulais pas lui dire la réalité de ma nature, la réalité de cette aide si précieuse que je lui apportais. Être un assistant, tout le monde pouvait le faire. D'autant plus que depuis mon intégration et mon affiliation à la manutention, je n'étais plus très présente pour lui. C'était donc deux fois plus suspect, mais je ne pouvais pas me permettre de lui dire la vérité. Ce serait trahir la confiance que Wernher avait en moi. Et je la trouvais précieuse.

Poursuivant la ronde, je me prenais au jeu de la confidence. « C'est sûr que Reiver n'a rien d'un endroit idyllique et qu'il faudrait un sacré chamboulement pour que la vision des autres change à mon égard. Parfois, j'me dis que concrétiser leurs dires pourrait permettre de dédramatiser la situation. Comme si leur donner raison serait un moyen de les faire taire en les désintéressant. Lever le voile sur un mystère pour qu'ils cessent de chercher des preuves d'une réalité inexistante, dis-je en souriant d'un air presque réellement amusé. Mais je ne vois pas le Commandant s'abaisser à ce niveau. J'ignore combien de temps je vais tenir comme ça, mais je ne vois pas vraiment d'autre échappatoire pour le moment. En tout cas rien qui soit préférable à la situation actuelle. » Un regard hésitant. Pensif et éloigné. Je n'étais pas dans mon assiette et à mesure que les minutes passaient, je peinais de plus en plus à le cacher.