av. (07/02/2481) Good talker, bad liar ▬ Magda

Les entraînements se faisaient plus rares, les règles plus sévères que jamais. Entre les différents déboires des uns et des autres, le froid et l'explosion, personne n'en voulait à Goran de resserrer l'étau de notre quotidien. Les civils étaient les premiers à trinquer mais recrues et miliciens n'étaient pas loin derrière. Eux aussi contraints à faire bien des sacrifices sur leurs habitudes et privilèges. Une frontière assez fine pour que la majorité accepte son sort sans jalouser son voisin ; nous étions dans le même bateau, à avoir besoin des uns comme des autres.

Malgré les circonstances, je savais que personne ne viendrait me solliciter aujourd'hui. Sans passe droit particulier, ma tâche était tout bonnement accomplie. J'en avais profité pour me rendre au mess où je pensais pouvoir être utile. Je n'arrivais pas à dormir alors autant se lever aux aurores pour éviter que ce précieux temps ne soit pas tout simplement gâché. Arrivée au mess, c'est une aide bien différente de ce que j'avais pu penser pouvoir apporter...

Loin de vouloir jouer les sauveurs, préférant ne pas me faire remarquer en ces temps troublés, je pris un instant en retrait avant d'interrompre quoi que ce soit. Il s'agissait d'un milicien, j'ignorais de quelle unité mais sûrement pas de la défense vu sa façon d'alpaguer la jeune fille face à lui. Elle non plus, je ne la connaissais pas, ni de nom, ni de vue. Le gars semblait être un survivant, de ceux à qui Reiver offre une chance de ne pas retourner dehors, seuls. À les observer, je me rappelai avoir déjà entraperçu cet homme. À l'un des entraînements de Krymov auquel je n'avais pas participé. Il m'arriver de lorgner sur les entraînements des miliciens lorsque la situation me le permettait. Subrepticement grâce à quelques passages que m'avait permis de connaître Kaenya. Ce type, en plus de s'être pris une raclée, se targuait d'en savoir bien plus qu'il n'en savait vraiment. Ce qui avait inévitablement attiré l'attention sur lui. Sherkan ne lui avait pas fait de cadeau, si bien que je ne l'ai plus revu à ses entraînements. Il avait dû se ranger près d'un instructeur moins exigeant ou dont les méthodes étaient plus traditionnelles. Moins outsiders. Ce qui ne manquait pas d'ironie.

Toujours est-il que cet énergumène avait pris en assurance. J'ignorais s'il était encore recrue ou non, mais lorsqu'il vint poser une main sur la jeune fille, je ne pus m'empêcher de surgir du coin dans lequel je les observais. Après ce que j'avais vécu, il m'était difficile de ne pas craindre le pire. nous n'étions que tous les trois à l'entrée du mess. Quelques âmes s'égaraient au loin, les cuisines fourmillaient sans doute d'activité, mais à cet endroit, il n'aurait pas été compliqué à l'homme de tirer la jeune fille hors du mess et de lui faire je ne sais quoi. Il la menaçait de l'amener devant le capitaine de défense pour qu'il lui rappelle dûment les règles : même pas en rêve connard. M'interposant entre eux, je tendais une main vers le milicien, dos à la fille. « C'est bon recrue, j'me charge d'elle, retourne à tes occupations. » Il arqua un sourcil, perplexe face à ma demande. « Recrue ? Avec l'aide que j'ai apporté lors de l'explosion j'suis plus une recrue alors renseigne-toi avant de fouiller dans mes affaires... t'es qui pour te charger d'elle ? » Plissant un instant les yeux, je ne me décomposai pas pour autant. « Quand tu t'adresses à moi c'est soldat Sherkan, et la prochaine fois que tu outrepasses tes fonctions en faisant le travail de l'unité de garde j'en référerai à ton capitaine. À moins que tu ne veuilles passer une matinée avec notre cher capitaine Drake », lui dis-je avec un sourire provocateur en retenant un haut-le-cœur tardant à me saisir à l'évocation de ce nom que j'abhorrai plus que tout au monde.

Attirer de nouveaux ennuis à Krymov n'était absolument pas une bonne idée. Ni prendre de front un milicien dont j'ignorais beaucoup de choses, à savoir son tempérament. Allait-il m'en mettre une et juger de mes dires auprès d'un supérieur ou Krymov lui-même ? Me mettre à terre et se défouler sur la gosse ? Le pire serait qu'il me connaisse plus que je ne le pense. Un nom suffisait à détourner l'attention de potentielles rumeurs auxquelles il aurait pu m'associer : la pouliche du Commandant. Un bruit que je détestais entendre. Si ça avait longtemps été utilisé contre moi, aujourd'hui j'en assumais un peu mieux les conséquences. Cessant de n'y voir que les désavantages. Et puis au fond, ce n'était pas une situation que je déplorais ; éprouvant une affection particulière pour Wernher, je voulais conserver cette place que je semblais occuper à ses yeux. « Fiche le camp », ajoutai-je pour le faire déguerpir. Il expira un "tss" déconcerté et retourna d'où il venait. Je me tournai vers la jeune fille. « Ne l'excuse pas, ici les mecs sont tous des connards, à plus forte raison ceux qui prennent un malin plaisir à te reprendre dès que tu fais un faux pas... tu es nouvelle à l'avant-poste ? » Lui dis-je en l'invitant à me suivre vers un couloir menant non loin de l'extérieur du mess.

Une teinte d'appréhension au visage, j'essayais toutefois de rester entière et sûre face à la jeune fille. Loin de moi l'envie de lui accorder de percevoir le risque que j'avais pris en m'interposant. Elle n'avait pas à le savoir. Cependant, pour se faire, il allait falloir que je persiste sous ce masque de la milicienne directive. Ce n'étaient pas les exemples de personnalités autoritaires qui manquaient à Reiver, il m'était plus qu'aisé de mimer ces derniers. Pour avoir subi bien des courroux divers depuis mon arrivée, je ne manquais pas de ressources en la matière. Un panel étendu d'expressions, d'intonations, de gestes et de mots qui s'étaient ancrés en moi comme des aiguilles persistant à siéger dans mon épiderme. Pour une fois que je pouvais en tirer avantage, il aurait été idiot de ne pas en profiter.

La demoiselle semblait perdue, bien qu'imperméable à la rudesse du nouveau milicien en titre, ça ne l'empêchait pas de se poser des questions. Questions qu'elle me posa dans l'idée d'avoir une réponse. Un faux pas. Avoir faim n'avait rien d'un faux pas à mes yeux. Aux bruits que proférait son estomac, il était évident que ce n'était pas par vile gourmandise que la jeune fille s'était rendue ici. Nouvelle depuis deux jours, ce bout de femme devait être affilé à la milice et devrait être à l'entraînement. Je fronçai légèrement les sourcils. Bien des visages doux et innocents s'étaient retrouvés à Reiver. Des exilés d'Helion, des personnes en réhabilitation. Un séjour prolongé était proposé à certains déviants du dôme pour racheter leur conduite, convaincre le mastodonte qu'ils étaient dignes de lui. Ou non... De ces visages, rares étaient ceux qui persistaient. La plupart des recrues de l'âge de cette fille se retrouvaient envoyés en expédition bien trop tôt sans jamais revenir. Dangers pour les confronter le plus rapidement à la réalité ? Ou tentatives orchestrées pour se débarrasser des moins prometteurs ? Je refusais de croire que la seconde solution était une pratique approuvée par le Commandant. Bien que je puisse comprendre la limite des places de l'avant-poste, je ne lui prêtais pas ces idées cruelles. Elles venaient sans doute du dictateur Eil ou encore de ce détraqué de Drake. Eil détestait les survivants et, au même titre, les réfugiés ayant causé du tord au dôme. La trahison paraît lui tirailler les tripes à venir vous trancher la gorger dans votre sommeil. Marko Eil pouvait faire cet effet, oui...

Comprenant l'incompréhension de la réfugiée, ayant moi-même eu une appréhension latente des règles et du fonctionnement de cette communauté, je souhaitais l'aider. Lui éviter d'emprunter un chemin que j'avais pu prendre. « Il paraît qu'au niveau 0 beaucoup de réfugiés n'ont pas les moyens de se payer autre chose que ces barres écœurantes... À la longue, on s'y fait. Ton erreur est de ne pas avoir suivi les instructions des recrues. Mon premier jour d'entraînement j'ai été sortie du lit sans avoir eu le temps d'enfiler un pantalon, traînée jusqu'à la cour d'entraînement parce que j'avais tardé à me lever », lui avouai-je en souriant. Sans doute la seule chose vraie sur moi que j'allais lui dire... « Liesel Sherkan. Reste avec moi, je te trouverai quelque chose de plus comestible que ces barres synthétisées », lui assurai-je avec un clin d'œil pour que la dite Magda ne me voit pas comme ces innombrables miliciens incapables de montrer la moindre considération pour les recrues, préférant les lyncher pour se venger des mauvais traitements qu'ils ont aussi dû vivre à leur arrivée. Un cercle vicieux où ces personnes peuvent s'acharner librement sur autrui. Un plongeon dans le bain pour les nouveaux, libération des frustrations pour les anciens. C'est affligeant comme le manque de respect ébloui la morale... d'autant plus que face aux dangers, ces mêmes tyrans démontrent pourtant d'une solidarité sans faille. Une dichotomie qui échappait à ma compréhension.

User du prénom de ma sœur me causait plus de tord que de bien. Ce nom et son visage avaient longtemps hantés mes rêves, des visions d'elle alors que la panique m'éprenait quand, aujourd'hui, j'étais moi-même confrontée à ces crises d'angoisse qui la tourmentaient. Seuls les mauvais traitements dont j'avais fait les frais à Reiver étaient parvenus à la remplacer dans mes songes. De bien sombres cauchemars où au massacre de notre clan, de notre famille, se mêlaient les râles de Drake et la cruauté de Wrex. L'unique moyen d'y échapper était lorsque je me trouvais aux côtés de Goran. Là où la présence de Krymov em rassurait, celle de Wernher chassait littéralement ces songes qui me taraudaient l'esprit. Je n'avais pas le courage de lui avouer cet effet qu'il avait sur moi... loin de vouloir éveiller ce qu'il avait décidé de refouler en lui. Il n'y avait pas de place pour moi à ses côtés, j'avais fini par le comprendre... il fallait que je me contente de quelques services rendus, quelques minutes passées en sa présence.

D'un hochement de tête, j'invitais Magda à me suivre. Ce lieu n'était pas le plus propice, elle ne devait pas rester plantée ici. Si nous tombions sur quelqu'un qui me connaissait, nous serions dans de beaux draps. Ma réputation avait la fâcheuse tendance de me précéder. Si on repérait Magda en ma compagnie, celle-ci aurait tôt fait d'être méjugée. Ce n'était pas le but de mon intervention. De pas décidés, je me rendais aux cuisines où j'entrai sans quitter l'entrée. « Bonjour, je viens chercher un plateau pour le Commandant Wernher. » Pas un sourire, ni de ma part, ni de la leur. Aucun mot, seul le son des mets disposés sur le dit plateau et le soupir du chargé de desserte qui me le tendit. Sans un merci, je me retournai vers Magda, plateau en main. D'un simple regard, j'intimai à la recrue de me suivre. Nous quittions le mess pour marcher vers les entrepôts juxtaposés. Depuis que je travaillais aux stocks, j'avais découvert quelques endroits discrets et isolés de tous. Des lieux où personne ne viendrait me chercher. Le froid mordant de l'extérieur n'avait jamais été aussi prenant. Bien que les thermomètres avaient cessé de chuter, ça ne rendait pas ce froid plus supportable... le pas se presserait jusqu'aux réserves alimentaires situées à deux petites allées d'ici.

Le dégoût de la recrue face à ces barres pourtant riches de tous les apports nutritionnels dont un adulte peut avoir besoin m'amenait à croire qu'elle devait faire partie d'une famille bien placée à Helion. Une supposition plus qu'autre chose, aussi bien venait-elle d'une communauté de l'extérieur qui savait rendre chaque repas digne d'un festin malgré le peu de ressources qu'il y avait à disposition dans les parages... « Ne t'excuse pas de ça avec moi, j'ai beaucoup de mal à comprendre la plupart de leurs règles. Certaines sont juste... bête », lui répondis-je alors qu'elle affichait sur un ton dubitatif son incompréhension. D'un côté, ça me rassurait : je n'étais pas la seul à avoir du mal à m'intégrer... Espérons seulement qu'Eil ne lui tombera pas dessus. Le connaissant, rien que son air froid et détaché serait pris comme un affront à ses yeux.

Balayant d'un froncement de sourcils son appréhension quant au fait de me déranger en quoi que ce soit, je m'étais arrangée pour obtenir un plateau avec de la vraie nourriture. Sur le trajet, la jeune fille me questionna par rapport à l'aide que je m'accordais à lui apporter. Cillant d'hésitation, je me doutais que la recrue ne devait pas avoir fait de bien belles rencontres depuis son arrivée... « Justement parce que les miliciens devraient être les premières personnes à aider les recrues, à les intégrer. L'autre gars, c'est malheureusement représentatif de la majorité des résidents : un con premier choix. Mais ne t'en fait pas, il y a des personnes bienveillantes qui seront là pour t'aider à t'acclimater. » Je n'étais pas une exception, bien qu'en réalité civile et donc d'une toute autre mentalité il faut avouer, d'autres miliciens viendraient la soutenir. À leur façon pour certains... mais naturellement pour d'autres. Je pensais à Urbain ou Hylios qui étaient eux aussi passés par là. Tous, en vérité, avaient vécu cette période transitoire où il fallait s'adapter. Je ne comprenais pas pourquoi le bizutage était de mise pour la majeure partie des miliciens et que ceux-ci se complaisaient à l'idée de répercuter ces agissements sur ceux qui viendraient à Reiver après eux.

Approchant des entrepôts, la voix de Magda résonna une nouvelle fois, se demandant si je venais également d'Helion. Je souris un instant. Cette question me ramenait à plusieurs mois auparavant où Helion se posait face à moi comme une évidence. Puis une éventualité. Puis comme une grave erreur. Était-ce l'influence de Wernher qui avait retenu ma fougue, cette détermination que j'avais à entrer dans ce dôme ? Si au début j'en étais curieuse, aujourd'hui le mastodonte des environs me faisait peur... Pourtant, je n'en savais toujours pas grand chose. « Non, je n'ai jamais mis un pied à Helion. J'ai passé toute ma vie avec une communauté de survivants aux valeurs humaines et intègres. Loin de ce qu'on peut trouver au sein des groupes que Reiver surveille. Loin de Reiver lui-même à vrai dire... » Constatai-je avec une légère peine dans la voix. Les traitements que j'avais pu subir ne se seraient jamais passé dehors. Pas au sein de ma communauté en tout cas. « Mais comme toute bonne chose dans ce monde, ça ne pouvait durer. Les âmes justes finissent inévitablement par se faire dévorer par des prédateurs. Il faut rester prudent, à chaque instant. Sans doute est-ce pour ça que Reiver est aussi impitoyable et peut paraître si cruel », conclus-je en espérant ne pas lui faire trop peur. Mais c'était la vérité, une vérité que j'avais fini par accepté, comme tout résident fidèle au poste. Les personnes que l'on forçait par contre à faire venir à Reiver devaient avoir un tout autre point de vue... « Qu'est-ce qui t'a amenée à intégrer l'avant-poste ? » Demandai-je avec un intérêt certain. Poussant la petite porte de service, nous arrivâmes sur un escaliers de métal assez raide qui allait nous amener au premier étage - haut - de l'entrepôt. Où l'on ne mettait que des ustensiles et autres équipements qui n'étaient sortis qu'occasionnellement.

Reiver forgeait des défenseurs, des miliciens devant pouvoir faire face à tous les dangers de l'extérieur. Il n'y avait pas de place pour le sentimentalisme et la compassion. Une communauté très éloignée de ce que j'avais pu connaître... Un groupe soudé, solidaire qui veillait au bonheur des autres, et non à les détruire pour les reforger à leur image. Les personnes venues d'Helion mettaient un certain temps à s'acclimater déjà à l'atmosphère de l'extérieur. Mais elles étaient aussi rudement mises à l'épreuve par Reiver qui s'occupait de faire le tri entre ceux dont l'avant-poste pourrait se servir et ceux dont il ferait mieux de se débarrasser.

Même si c'était drastique et inhumain, je pouvais comprendre l'intérêt qu'il y avait à faire ce tri : ne pas s'encombrer de personnes inutiles. Ne pas devenir un simple dépotoirs du dôme. Mais ça ne m'empêchait pas de croire qu'il y avait différentes manières de faire ; que l'on pouvait éveiller les instincts d'une personne sans pour autant s'acharner sur elle ou la pousser dans ses derniers retranchements. Presque jalousement, j'aurais aimé avoir quelqu'un de bienveillant à mes côtés lorsque j'ai été lancée dans cette jungle humaine. Wernher ne pouvait décemment pas avoir ce rôle, même si je savais qu'il avait toujours eu de bonnes intentions à mon égard. J'avais tenté de trouver cette personne auprès de Krymov, mais le résultat était loin d'être concluant. Quelle idée de s'attacher à la personne la plus détachée du camp... Il restait là pour moi, je n'en doutais pas un instant. Mais nos rapports avaient pour le moins... changés. Ce qui était certainement pour le mieux malgré le mal que ça pouvait me faire. Il m'interdisait de tenir à lui sans pour autant s'empêcher de tenir à moi. Un paradoxe que je n'expliquais pas.

La recrue s'excusait de faire remonter quelques souvenirs paraissant encore douloureux. Je cillai et secouai la tête de gauche à droite. Si je ne voulais pas parler d'une chose, je ne le faisais pas, tout simplement. Si j'acceptais d'évoquer ces événements, elle n'avait pas en se sentir désolée. Pour Magda, il était encore difficile de concevoir la vie en dehors du dôme. J'esquissai un sourire. Ce n'était pas la belle vie... Rien n'était jamais sûr dehors. Mais on pouvait y survivre. Nous étions façonnés par notre environnement. Et même en naissant dans cet environnement, il n'était pas dit que l'on y survive... Je n'étais pas étonnée à l'idée que l'on parle de nous en des termes peu reluisant. Mais l'inconnu et le mystère amenaient à bien des hypothèses. Pour se rassurer de faire le bon choix, les habitants du dôme devaient se dire que nous n'étions que des bandes de sauvages malades et putréfiés par l'insalubrité de l'atmosphère. On nous prêtait des capacités surnaturelles - même si je ne pouvais pas nier certaines évolutions - et des intentions toujours de plus en plus mauvaises. Pour bien des personnes de l'extérieur, c'était malheureusement vrai. Cependant, tout comme à l'intérieur du dôme il devait y avoir deux poids de mesure, nous n'étions pas tous des monstres dehors.

Montant pas à pas les marches, nous arrivâmes au niveau attendu alors que Magda me parlait plus d'elle. Une famille bien placée à Helion. Cela devait expliquer ses manières. Et sans doute avait-elle une très bonne éducation. Beaucoup de personnes bien placées au dôme savaient lire, écrire et connaissaient bien des sciences. Je posai le plateau au sol avant de m'asseoir sur le sol poussiéreux. La recrue continua de me parler de sa famille. Un trafic de puces. Je cillai, ne comprenant pas vraiment les enjeux d'un tel trafic. Je trouvais ça sévère d'envoyer une jeune fille à Reiver pour les erreurs de ses parents. Mais à ne pas connaître la vie sous le dôme, il m'était difficile de juger si ça l'était vraiment ou non. Magda me retourna la question, chose à laquelle j'aurais dû m'attendre mais qui me surprit toutefois. « Sers-toi, dis-je en lui pointant le plateau. Un coup de chance. Reiver a pensé pouvoir faire quelque chose de moi. » En soi, ce n'était pas un mensonge. Une façon très résumée de décrire mon arrivée ici... Je préférais garder les détails pour moi. « Avec moi tu peux abandonner les bonnes manières, même si tes supérieurs apprécieront sûrement ta façon de parler, tu peux t'en passer avec moi », lui dis-je avec un sourire. Je l'observais manger en me contentant de picorer quelques baies qui avaient été disposées sur le plateau.

Laissant Magda se servir comme elle le souhaitait, je me permis toutefois de picorer dans le plateau. Si depuis mon plus jeune âge j'avais été limitée en nourriture, les restrictions actuelles faisaient que la faim revenait telle une maladie dont on ne parvenait jamais à se débarrasser réellement. Sitôt un repas terminé que huit heures après, notre corps en redemande. Une manière de ponctuer nos vies mais aussi de provoquer notre motivation : se battre pour survivre, boire, se nourrir. Je maudissais de plus en plus les murs qui nous entouraient, pensant que dehors, il y avait encore quelques bêtes sauvages à chasser pour nourrir les ventres affamés. Mais la chasse était un talent que l'on me retirait à me tenir entre ces remparts. Pour me protéger, parce que j'avais de la valeur, une valeur que je ne pensais pas si désintéressée que cela...

Tâchant de ne pas abandonner mon regard à mes pensées, je regardais de temps à autre la recrues, sans insistance afin de ne pas l'embarrasser à se sentir observée. Souriant à son commentaire sur la nourriture, je ne pouvais qu'acquiescer. Si ces barres immondes feraient le bonheur de tous les survivants confrontés à l'extérieur, quand on avait mieux sous la main, c'était difficile de se résoudre à les manger... Loin d'être un fin gourmet, je parvenais à les manger sans le moindre haut-le-cœur, me persuadant qu'il s'agissait de viande séchée. Mes sourcils se froncèrent lorsqu'elle amorça ses doutes, évoquant Krymov et nos noms communs. Magda détaillait mon visage à la recherche d'une réponse à sa question : notre lien. Souriant à sa dernière proposition qui aurait certainement fait bondir Krymov plus que toutes les autres, je n'eus d'autre choix que d'entrer dans mon jeu en sautant à pieds joints dedans. « Frère... » Répondis-je d'une voix silencieuse. S'il avait les cheveux noir de jais et moi bruns, lui les yeux marrons et moi bleus, il y avait là tout autant de différences qui me séparaient de ma véritable sœur. Ses cheveux roux, ses yeux noisettes, ses tâches de rousseur...

Autant de détails qui la rendaient uniques et dont le souvenir suffisait à me perdre dans mes pensées. « Arrête de me vouvoyer », lançai-je pour changer de sujet bien que le ton plus sobre de ma voix trahissait le fait que je sois préoccupée. Culpabilisant que mes choix m'éloignent d'elle de plus en plus chaque jour, que malgré ça je parvenais à trouver de quoi être heureuse sans elle, ça me faisait mal au cœur. Un mal-être que je gardais pour moi à défaut de pouvoir partager le secret de son existence. Si à présent je doutais que Goran vienne à lancer une expédition juste pour mettre la main sur elle et user de sa capacité, ce n'était pas pour autant que je me sentais de lui dévoiler son existence. Peut-être que c'était mieux ainsi, que Liesel reste simplement un souvenir dans mon esprit. Que nulle autre personne autour de moi ne vienne à soupçonner son existence.

Pour l'heure, je ne pensais même pas à la tête que ferait Krymov s'il venait à apprendre que je me faisais passer pour sa sœur auprès d'une de ses recrues. Un coup de malchance pour moi étant donné que Magda n'avait pas du tout le physique des recrues dont Krymov avait l'habitude de s'occuper. Et il était loin d'être le seul sergent instructeur présent à Reiver. Peut-être qu'elle lui avait été attribuée justement pour pallier à sa faible carrure ou bien pour des raisons qui m'échappaient. Après tout, j'avais bien été mise entre ses mains... Certes, de manière court-circuitée étant donné que je n'étais qu'une civile et que d'ordinaire, nous n'avions pas à être entraînés. Imposée à lui comme un poids même si les choses avaient pris une tournure bien différente de ce à quoi nous nous étions attendus. Rien n'aurait pu prévoir ce qui s'était passé entre nous. Lui-même ignore ce qui s'est réellement passé. Ce qui est sans doute mieux pour lui... Après ces semaines à me supporter, tenter de me soutenir à sa manière alors que j'étais perdue et instable, notre relation était devenue pour le moins... étrange. Même si de ses mots son cœur n'y était pas, que le mien était tourné vers un autre, persistait cette tension lorsque nous nous retrouvions seuls. Des faiblesses que l'on ne pouvait admettre. Dont il n'avait peut-être même pas conscience... Pour Krymov, ça ne paraissait pas réellement compter. Comme un manège dont on connaît chaque tour mais que l'on s'amuse à faire à l'envers. Si lui-même avait été le premier à me faire accepter l'idée que je n'appartenais qu'à une seule personne dans cet avant-poste, ça ne l'empêchait pas certains gestes dont il ne pouvait pas toujours être inconscient... Regard dans le vide, je laissai Magda terminer le plateau.

Les courbettes et l'étiquette semblaient être des valeurs si ancrées dans l'esprit des réfugiés que ça me mettait mal à l'aise. Dehors, on ne se prenait pas la tête avec tout ce superflu. Si ça habillait les conversations et certains échanges, la majeure partie du temps je trouvais que ça faisait trop... c'était surfait et hypocrite. Mais je ne m'offusquais plus de toutes ces manières que l'on nous sommait d'appliquer depuis des mois déjà. L'adaptation se faisait toujours, que ce soit tôt ou tard. On finit toujours par s'habituer à son environnement. Magda aussi, s'habituerait à Reiver. Ça ne faisait aucun doute. C'en était même un peu triste. Mais au travers de l'expression vide qui entourait son regard, la tristesse semblait être chez elle un sentiment neutre : comme si elle portait un voile imperméable. Isolé de tout.

Poursuivant ce repas digne d'une fête en ces temps difficiles, j'approuvais l'idée que Magda aille rejoindre son groupe d'entraînement. Effectivement, les retardataires devaient manger bon lors des sessions d'instruction de Krymov. Mais en retard ou non, chacun en prenait de toute façon toujours pour son grade avec lui. Je repensais à mes premiers entraînements avec lui et tout le chemin que nous avions fait depuis. Refoulant l'esquisse d'un sourire, je la saluai alors qu'elle s'éloignait. Moi non plus, il ne fallait pas que je tarde.